Adulé par la critique et brandit comme un indispensable du jeu-vidéo, Kentucky Route Zero vient d’être achevé en cette année 2020. Au 5ème et dernier acte s’adjoignent des interludes, et une « TV Edition » qui compile l’ensemble et sort sur consoles de salons pour l’occasion. Depuis 2013, la critique comme les joueurs attendent chaque épisode avec ferveur. On avoue être complètement passé à côté du phénomène, non sans un certain soulagement. En effet, après la sortie du quatrième acte en 2016, il a fallu quatre longues années pour que le monde découvre le dénouement de cette pièce de théâtre interactive.
Pièce de théâtre, oui, car c’est autour de cette influence que le consensus des critiques semble s’accorder pour définir le jeu. Au-delà des mécaniques classiques du jeu d’aventure narratif qui constituent la base de Kentucky Route Zero, nous sommes amenés à changer de protagoniste voire de point de vue. Il nous est surtout possible de choisir nos dialogues, qui nous conduisent ainsi également à façonner l’environnement. Exemple parmi tant d’autres, bien après leur rencontre, Conway demande à Shannon avec qui elle était au téléphone, les réponses peuvent faire de Shannon une personne en couple ou non, hétérosexuelle ou homosexuelle, tout ceci à la discrétion du joueur. De nombreux détails viennent donc émailler le récit, si bien qu’on ne sait trop dire quelle part de celui-ci découle de nos choix.
C’est la mise en scène, qui avant tout fascine. On a pensé à Samuel Becket (En attendant Godot) pour l’ineptie de ses dialogues et David Lynch (Twin Peaks, Blue Velvet), pour sa capacité à singulariser tous les personnages ou leur faire accepter des situations surréalistes. Le jeu passe son temps à digresser. Notre livreur-antiquaire Conway, qui cherche le 5 Dogwood Drive, qu’on lui indique rapidement comme étant sur la route Zero, suit un jeu de piste abscons. Ce Road-trip nous amène dans des lieux à la limite de l’imaginaire fait d’une 3D minimaliste dont les polygones rares et les dégradés de couleur rappellent des jeux comme Another World. Le tout est souvent baigné dans un jeu d’ombre et de lumières fascinant, économe en mouvements.
Mais plus que la diversité des lieux et personnages, ce sont les enchainements qui nous troublent le plus. Kentucky Route Zero navigue constamment dans l’étrange, et digresse constamment dans une sorte de surréalisme du quotidien, où l’on parle de problème de dette, de pannes de matériel, de réduction d’effectif ou d’alcoolisme. On en vient même à penser que les rares bugs (un écran fixe bleu surgit au milieu de l’acte V) font partie de l’aventure. Kentucky Route Zero est une sorte de puzzle géant, dont chaque pièce à la fois familière et étrange s’emboîte avec la suivante sans réellement apporter de continuité au tout. Une fois l’œuvre achevée, moyennant peut-être un second parcours de l’ensemble, le tout finit en quelque sorte par faire sens, tel un tableau impressionniste.
Mais le jeu prend son temps, beaucoup. Inévitablement, même pour les plus ouverts d’esprit, Kentucky Route Zero prend des détours qui font bailler. Citons en particulier l’interlude précédent l’acte III, « véritable » pièce de théâtre dans laquelle nous sommes uniquement amenés à diriger notre regard. Cette pièce du puzzle s’emboîte bien avec l’acte qui suit. Nous sommes cependant conduits à être spectateur (et prisonnier…) durant plus d’une demi-heure de dialogues peu convaincants donnés par des personnages qui nous étaient jusque-là inconnus. Précisons que la touche B - et non le traditionnel A (1) - sert donc à passer les dialogues un peu plus vite.
Des moments peu intenses comme celui-ci, Kentucky Route Zero en regorge. Mais il recèle d’autres instants touchant au génie (citons au moins la chanson de l’acte III). Contrairement à beaucoup d’autres, nous n’iront pas clamer que Kentucky Route Zero est indispensable. S’il vous faut des œuvres d’art, jetez en premier lieu votre dévolu sur Ico, Fez, What Remains of Edith Finch ou The Witness, des jeux au moins aussi forts et bien plus accessibles. Reconnaissons cependant à Kentucky Route Zero la force de son propos, sa capacité à changer la donne, et cette fascination persistante qu’il exerce sur nous, malgré ses quelques écueils.
(1) On suppose donc qu’il s’agit de la touche « rond » au lieu de la traditionnelle « croix » côté Sony, et A au lieu de B du côté de chez Nintendo.